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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (4 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— Il veut demander l’annulation
de votre mariage, répondit-il, et vous voyez qu’il la souhaite rapidement
puisqu’il n’a pas traîné à me dépêcher vers vous.

« Ainsi, je ne serai jamais reine
de France », pensa Marguerite. Les rêves insensés dont elle avait voulu se
bercer depuis la veille étaient déjà anéantis. Une journée de rêve pour sept
mois de prison… et pour toute la vie !

À ce moment deux soldats entrèrent
chargés de bois et de fagots, et allumèrent le feu.

Dès qu’ils furent sortis,
Marguerite, avidement, vint tendre les mains aux flammes qui s’élevaient,
couleur de géranium, sous la grande hotte de pierre. Elle demeura silencieuse
quelques instants, se laissant pénétrer du bienfait de la chaleur.

— Eh bien, dit-elle enfin avec
un soupir, qu’il demande l’annulation ; qu’y puis-je ?

— Eh ! Ma cousine, vous y
pouvez beaucoup justement, et l’on est prêt à vous savoir gré de quelques
paroles qui ne vous coûteraient guère. Il se trouve que l’adultère n’est point
motif d’annulation ; c’est absurde, mais c’est ainsi. Vous pourriez avoir
eu cent amants au lieu d’un, et même être allée vous rouler en bordeau, vous
n’en seriez pas moins toujours indissolublement mariée à l’homme auquel vous
vous êtes unie par-devant Dieu. Interrogez le chapelain, ou qui vous plaira.
Moi-même, je me suis fait expliquer ces choses, car je ne suis guère savant en
droit canon. Un mariage ne se rompt point, et si l’on veut le casser, il faut
prouver qu’il y avait empêchement à ce qu’il fût contracté, ou bien encore
qu’il n’a pas été consommé. Vous suivez mon propos ?

— Oui, oui, je vous entends,
dit Marguerite.

— Alors voici, reprit le géant,
ce que Monseigneur de Valois a imaginé pour tirer Louis d’affaire.

Il prit un temps, se racla la gorge.

— Vous acceptez de reconnaître
que votre fille Jeanne n’est point de Louis ; vous reconnaissez que vous
vous êtes toujours refusée de corps à votre époux, et qu’ainsi il n’y a pas eu
vraiment mariage. Vous déclarez cela tout benoîtement devant moi et devant
votre chapelain qui contresigne. On trouvera sans peine, parmi vos anciens
serviteurs ou familiers, quelques témoins de complaisance pour certifier la
chose. De la sorte le lien ne peut plus être défendu, et l’annulation va de soi.

— Et que m’offre-t-on en
échange ?

— En échange ? répéta
d’Artois. En échange, ma cousine, on vous offre d’être conduite dans quelque
couvent du duché de Bourgogne, jusqu’à ce que l’annulation soit prononcée, et
ensuite de vivre comme il vous siéra ou comme il siéra à votre famille.

Dans le premier mouvement,
Marguerite faillit répondre : « J’accepte ; je déclare et signe
tout ce qu’on veut, à condition que je sorte d’ici. » Mais elle vit
d’Artois qui l’épiait, paupières mi-closes sur ses yeux gris, avec une dureté
fort peu accordée au ton débonnaire qu’il s’efforçait de prendre. « Je
vais signer, pensa-t-elle, et ensuite on me maintiendra en geôle. »
Puisqu’on venait lui proposer un marché, on avait besoin d’elle.

— C’est vouloir me faire
professer un gros mensonge, dit-elle.

D’Artois éclata de rire.

— Eh là, ma cousine ! Vous
en avez professé quelques autres, il me semble, et sans trop de
scrupules !

— Il se peut que j’aie changé,
et me sois repentie. Il me faut réfléchir avant de décider.

Robert d’Artois fit une curieuse
grimace, tordant les lèvres de droite à gauche.

— Soit, dit-il, mais
réfléchissez vite. Car je dois être à Paris le matin d’après-demain, pour la
grand-messe de funérailles du roi Philippe, à Notre-Dame. Vingt-trois lieues à
me caler dans les bottes. Avec ces chemins où l’on enfonce de deux pouces dans
la crotte, le jour qui tombe tôt et se lève tard, je ne puis guère muser. Je
m’en vais dormir une heure et vous viendrai retrouver pour manger avec vous. Il
ne sera pas dit que je vous laisserai seule, ma cousine, le premier jour où
vous ferez bonne chère. Vous aurez décidé comme il faut, j’en suis sûr.

Il sortit vivement, et manqua de
renverser dans l’escalier l’archer Gros-Guillaume qui montait, suant et courbé
sous un énorme coffre. D’autres meubles s’entassaient au bas des marches.

D’Artois s’engouffra dans le
logement dévasté du capitaine de forteresse et se jeta sur la seule couche qui
y restât.

— Bersumée, mon ami, que le
dîner soit prêt dans une heure, dit-il. Et appelle mon valet Lormet, qui doit
être parmi les écuyers, pour qu’il vienne veiller mon sommeil.

Car ce colosse ne craignait rien,
sinon de s’offrir sans défense à ses ennemis pendant qu’il dormait. Et à tout
varlet ou bachelier, il préférait, comme garde, le serviteur trapu, carré,
grisonnant, qui le suivait partout et le servait en tout, aussi habile à le
pourvoir de filles qu’à poignarder silencieusement un gêneur si quelque affaire
tournait mal dans une taverne. Avec cela malicieux, mais jouant à merveille les
niais, et d’autant plus dangereux qu’il ne payait pas de mine, Lormet était un
espion excellent. Quand on lui demandait ce qui l’attachait si fort à
Monseigneur Robert, le bonhomme, ses joues rondes traversées d’un sourire
auquel manquaient trois dents, répondait :

— C’est parce que dans chacun
de ses vieux manteaux, je peux m’en tailler deux.

Dès que Lormet fut entré, Robert
ferma les yeux et s’endormit dans l’instant, bras ouverts, pieds écartés, le
ventre soulevé d’un bon souffle d’ogre.

Lormet s’assit sur un tabouret, sa
dague posée en travers des genoux, et se mit en surveillance devant le sommeil
du géant.

Une heure plus tard Robert d’Artois
s’éveilla de lui-même, s’étira comme un gros tigre, et se dressa, reposé de
muscles et frais d’esprit.

— À toi d’aller dormir
maintenant, mon bon Lormet, dit-il ; mais auparavant, va me quérir le
chapelain.

 

III
LA DERNIÈRE CHANCE D’ÊTRE REINE

Le dominicain en disgrâce arriva
aussitôt, tout agité d’être mandé en particulier par un si haut baron.

— Mon frère, lui dit d’Artois,
vous connaissez bien Madame Marguerite puisque vous la confessez. Quel est le
faible de sa nature ?

— La chair, Monseigneur,
répondit le chapelain en baissant modestement les yeux.

— Grande nouvelle en
vérité ! Mais encore… Y a-t-il quelque sentiment chez elle sur lequel on
puisse peser, pour lui faire entendre certaines choses qui sont dans son
intérêt comme dans celui du royaume ?

— Je ne vois pas, Monseigneur.
Je ne vois rien en elle qui puisse fléchir… sauf sur le point que je vous ai
dit. Cette princesse a l’âme dure comme une épée, et même la prison n’en a pas
émoussé le tranchant. Ah ! Ce n’est point, croyez-le, une pénitente
facile !

Les mains dans les manches, le front
incliné, il essayait de se montrer à la fois pieux et habile. Il n’avait pas été
tondu récemment, et son crâne, au-dessus de la couronne de cheveux, se couvrait
d’une rase fourrure beige. Son froc blanc était marbré de taches de vin mal
effacées au lavage.

D’Artois resta silencieux un
instant, se frottant la joue parce que la tonsure du chapelain le faisait
songer à sa barbe qui commençait à pousser.

— Et sur le point que vous
m’avez dit, reprit-il, qu’a-t-elle trouvé ici pour satisfaire… sa faiblesse,
puisque c’est ainsi que vous nommez cette sorte de vigueur ?

— À ma connaissance, rien,
Monseigneur.

— Bersumée ? Il ne lui
fait jamais de visite un peu longue.

— Jamais, Monseigneur ; je
puis en répondre, s’écria le chapelain.

— Et… avec vous ?

— Oh ! Monseigneur !

— Allons, allons ! dit
l’Artois. Cela s’est déjà vu, et l’on connaît plus d’un de vos pareils qui, son
froc ôté, se sent homme autant qu’un autre. Pour ma part je n’y vois pas
offense, et même, pour vous dire franc, j’y verrais plutôt matière à louange…
Et avec sa cousine ? Les deux dames ne se consolent point un peu entre elles ?

— Monseigneur ! dit le
chapelain, affectant de plus en plus un pieux effarouchement. C’est un secret
de confession que vous me demandez là !

D’Artois lui adressa une bourrade
amicale.

— Allons, allons, messire
chapelain, ne plaisantez point. Si l’on vous a mis desservant de prison, ce
n’est pas pour garder les secrets, c’est pour les répéter… à qui de droit.

— Ni Madame Marguerite, ni
Madame Blanche, ne se sont jamais accusées à moi d’être coupables de rien de
semblable, sinon en rêve, dit le chapelain en baissant les yeux.

— Ce qui ne prouve pas qu’elles
sont innocentes, mais qu’elles sont prudentes. Savez-vous écrire ?

— Certes, Monseigneur.

— Ah bah ! fit d’Artois
d’un air étonné. Tous les moines ne sont donc pas d’aussi fieffés ignorants
qu’on le dit !… Alors, mon petit frère, vous allez prendre du parchemin,
des plumes, et tous les ingrédients qu’il faut pour gratter une lettre, et vous
tenir au bas de la tour des princesses, prêt à grimper dès que je vous
appellerai.

Le chapelain s’inclina. Il avait
quelque chose à ajouter, mais d’Artois, s’enveloppant de son grand manteau
d’écarlate, sortait. Le chapelain courut derrière lui.

— Monseigneur, Monseigneur,
dit-il d’une voix pleine d’onction, auriez-vous la grande bonté, si ce n’est
point vous offenser que de vous faire pareille requête, auriez-vous l’immense
bonté…

— Quoi donc ? Quelle
bonté ?

— Eh bien, Monseigneur, de dire
à frère Renaud, le grand inquisiteur, s’il vous arrive de le voir, que je suis
toujours son bien obéissant fils, et aussi qu’il ne m’oublie pas trop longtemps
dans ce château fort, où je sers de mon mieux puisque Dieu m’y a mis ;
mais j’ai quelques mérites, Monseigneur, ainsi que vous l’avez pu voir, et je
souhaiterais qu’on leur donnât un autre emploi.

— J’y penserai, je lui dirai,
répondit d’Artois qui savait déjà qu’il n’en ferait rien.

Dans la chambre de Marguerite, les
deux princesses achevaient leur toilette. Elles venaient de se laver longuement
devant le feu, faisant durer ce plaisir retrouvé. Leurs courts cheveux étaient
encore emperlés de gouttelettes ; et elles avaient juste revêtu de grandes
chemises blanches, raides d’empois, trop vastes et fermées au col par une
coulisse. Quand la porte s’ouvrit, les deux femmes eurent un même mouvement de
recul pudique.

— Oh ! Mes cousines, dit
Robert, ne vous souciez point. Restez donc ainsi. Je suis de la famille. Et
puis ces chemises vous cachent mieux que les robes dans lesquelles vous vous
montriez naguère. Vous avez tout juste l’air de petites nonnains. Mais vous
offrez meilleur aspect que tout à l’heure, et les couleurs commencent à vous
revenir. Avouez que votre sort n’a pas tardé à changer, depuis que je suis
arrivé !

— Oh ! Oui, merci, mon
cousin ! s’écria Blanche.

La pièce était transformée. On y
avait installé un lit, deux coffres qui formaient bancs, une chaise à dossier,
des tréteaux et une table sur laquelle étaient disposés les écuelles, les
gobelets et le vin de Bersumée. Un cierge était allumé, car bien que midi n’eût
pas encore sonné à la grêle cloche de la chapelle, la lumière de ce jour
neigeux n’éclairait déjà plus l’intérieur de la tour. Dans la cheminée
flambaient de lourdes bûches dont l’humidité s’échappait par les bouts, en
petites bulles, avec un bruit chuintant.

Aussitôt après Robert entrèrent le
sergent Lalaine, l’archer Gros-Guillaume et un autre soldat, qui montaient un
potage épais et fumant, un gros pain briais rond comme une tourte, un pâté de
cinq livres dans une croûte dorée, un lièvre rôti, des quartiers d’oie confite
et quelques poires crassanes que Bersumée, en menaçant de faire raser le bourg,
avait pu dénicher dans les Andelys.

— Comment, s’écria d’Artois,
est-ce tout ce que vous nous portez quand j’avais demandé bonne chère ?

— C’est miracle encore,
Monseigneur, qu’on ait pu trouver cela, par ce temps de famine, répondit
Lalaine.

— Temps de famine pour les
gueux, peut-être, qui sont si fainéants qu’ils voudraient que la terre produise
sans qu’ils aient à la creuser ; mais non pour les gens de bien ! Je
n’aurai jamais fait si petit menu depuis le temps que je tétais au sein.

Les prisonnières regardaient avec
des yeux de jeunes fauves ces victuailles étalées que d’Artois affectait de
mépriser. Blanche en avait les larmes au bord des paupières. Et les trois
soldats aussi contemplaient la table, avec des yeux de convoitise émerveillée.

Gros-Guillaume, qui n’était gras que
de seigle bouilli, s’approcha prudemment pour tailler le pain, car il servait
ordinairement le dîner du capitaine.

— Non ! hurla d’Artois, ne
touche point mon pain de tes sales pattes. Nous trancherons nous-mêmes. Fuyez,
avant que je ne me fâche !

Une fois les archers disparus il
ajouta, se voulant facétieux :

— Allons ! Je vais
m’habituer un peu à la vie de prison. Qui sait ?…

Il invita Marguerite à s’asseoir sur
la chaise à dossier.

— Blanche et moi nous siégerons
sur ce banc, dit-il.

Il versa le vin et, levant son
gobelet devant Marguerite, lança :

— Vive la reine !

BOOK: La Reine étranglée
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