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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (2 page)

BOOK: La Reine étranglée
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— 
Et lux perpétua luceat ei
,
répondait le capitaine.

En même temps il pensait :
« On ne saurait me faire de reproches. J’ai appliqué les ordres que j’ai
reçus, voilà tout ; mais je n’ai point infligé de sévices. »

— 
Requiem æternam

reprenait le chapelain.

— Alors on va point même nous
bailler un setier de vin ? chuchotait le soldat Gros-Guillaume au sergent
Lalaine.

Quant aux deux prisonnières, elles
se contentaient de remuer les lèvres, mais n’osaient prononcer le moindre
répons ; elles eussent chanté trop haut et trop joyeusement.

Certes, ce jour-là, dans les églises
de France, il se trouvait beaucoup de gens pour pleurer le roi Philippe, ou
croire qu’ils le pleuraient. Mais en vérité l’émotion, même chez ceux-là,
n’était qu’une forme d’apitoiement sur eux-mêmes. Ils s’essuyaient les yeux,
reniflaient, hochaient le front, parce que, avec Philippe le Bel, c’était leur
temps vécu qui s’effaçait, toutes les années passées sous son sceptre, presque
un tiers de siècle dont son nom resterait la référence. Ils pensaient à leur
jeunesse, prenaient conscience de leur vieillissement, et les lendemains
soudain leur semblaient incertains. Un roi, même à l’heure qu’il trépasse,
reste pour les autres une représentation et un symbole. La messe achevée,
Marguerite de Bourgogne, passant pour sortir devant le capitaine de forteresse,
lui dit :

— Messire, je souhaite vous
entretenir de choses importantes, et qui vous concernent.

Bersumée éprouvait une gêne chaque
fois que Marguerite de Bourgogne, lui parlant, le regardait dans les yeux.

— Je viendrai vous entendre,
Madame, répondit-il, aussitôt que j’aurai fait ma ronde.

Il ordonna au sergent Lalaine de
reconduire les prisonnières, en lui conseillant à voix basse un redoublement
tout à la fois d’égards et de prudence.

La tour où Marguerite et Blanche
étaient recluses ne se composait que de trois grandes chambres rondes,
superposées et identiques, une par étage, avec chacune une cheminée à hotte et
un plafond voûté. Ces pièces étaient reliées par un escalier en escargot qui
tournait dans l’épaisseur du mur. Un détachement de gardes occupait en
permanence la chambre du rez-de-chaussée. Marguerite logeait dans la pièce du
premier étage, et Blanche dans celle du second. La nuit, les princesses étaient
séparées par des portes épaisses qu’on cadenassait ; dans la journée,
elles avaient le droit de communiquer.

Lorsque le sergent les eut
raccompagnées, elles attendirent que les gonds et les verrous eussent grincé au
bas des marches.

Puis elles se regardèrent et, du
même mouvement, coururent l’une vers l’autre en s’écriant :

— Il est mort, il est
mort !

Elles s’étreignaient, dansaient,
riaient et pleuraient tout ensemble, et inlassablement elles répétaient :

— Il est mort !

Elles arrachèrent leurs béguins de
toile et libérèrent leurs cheveux courts, leurs cheveux de sept mois.

— Un miroir ! La première
chose que je veux, c’est un miroir, s’écria Blanche comme si elle allait être
libérée sur l’heure et déjà n’avait plus à se soucier que de son apparence.

Marguerite était casquée de petites
boucles noires, tassées et crépues. Les cheveux de Blanche avaient repoussé
inégalement, par mèches drues et pâles, pareilles à du chaume. Les deux femmes
se passaient les doigts, instinctivement, sur la nuque.

— Crois-tu que je pourrai être
jolie à nouveau ? demanda Blanche.

— Comme je dois avoir vieilli,
pour que tu me poses pareille question ! répondit Marguerite.

Ce que les deux princesses avaient
subi depuis le printemps, le drame de Maubuisson, le jugement du roi, le
monstrueux supplice infligé devant elles à leurs amants, sur la Grand-Place de
Pontoise, les cris orduriers de la foule, et puis cette demi-année de
forteresse, cette touffeur de l’été surchauffant les pierres, ce froid glacial
depuis qu’était arrivé l’automne, ce vent qui gémissait sans répit dans les
charpentes, cette noire bouillie de sarrasin qu’on leur servait aux repas, ces
chemises aussi rugueuses que du crin qui ne leur étaient changées que tous les
deux mois, ces jours interminables derrière une embrasure mince comme une
meurtrière et par laquelle, de quelque manière qu’elles missent la tête, elles
ne pouvaient rien apercevoir que le casque d’un invisible archer passant et
repassant sur le chemin de ronde… tout cela avait trop fortement altéré le
caractère de Marguerite, elle le sentait, elle le savait, pour ne pas lui avoir
aussi modifié le visage.

Blanche, avec ses dix-huit ans et
son étrange légèreté qui la faisait glisser en un instant de la désolation aux
espoirs insensés, Blanche qui pouvait soudain s’arrêter de sangloter, parce
qu’un oiseau chantait de l’autre côté du mur, et s’écrier, émerveillée :
« Marguerite ! Tu entends ? Un oiseau ! »… Blanche qui
croyait aux signes, à tous les signes, et qui faisait des rêves sans arrêt,
comme d’autres femmes font des ourlets, Blanche, peut-être, si on la sortait de
cette geôle, serait capable de retrouver son teint, son regard et son cœur
d’autrefois ; Marguerite, jamais.

Depuis le début de sa captivité,
elle n’avait pas versé une seule larme, ni exprimé non plus une seule pensée de
remords. Le chapelain, qui la confessait chaque semaine, était effrayé de la
dureté de cette âme.

Pas un moment Marguerite n’avait
consenti à se reconnaître responsable de son malheur ; pas un moment elle
n’avait admis que, lorsqu’on était petite-fille de Saint Louis, fille du duc de
Bourgogne, reine de Navarre et future reine de France, se faire la maîtresse
d’un écuyer constituait un jeu périlleux, répréhensible, qui pouvait coûter l’honneur
et la liberté. Elle s’était fait justice d’avoir été mariée à un homme qu’elle
n’aimait point.

Elle ne se reprochait pas d’avoir
joué ; elle haïssait ses adversaires ; et c’était uniquement contre
eux qu’elle tournait ses inutiles colères, contre sa belle-sœur d’Angleterre
qui l’avait dénoncée, contre sa famille de Bourgogne qui ne l’avait point
défendue, contre le royaume et ses lois, contre l’Église et ses commandements.
Et quand elle rêvait de la liberté, elle rêvait aussitôt de vengeance.

Blanche lui passa le bras autour du
cou.

— Je suis sûre, ma mie, que nos
malheurs sont finis.

— Ils le seront, répondit
Marguerite, à condition que nous agissions habilement et promptement.

Elle avait un vague projet en tête,
qui lui était venu pendant la messe, et dont elle ne savait pas où il la
mènerait. Elle voulait, de toute manière, mettre la situation à profit.

— Tu me laisseras parler seule
à ce grand éhanché de Bersumée, dont j’aimerais mieux voir la tête au bout
d’une pique que sur ses épaules, ajouta-t-elle.

Un moment après, les deux femmes
entendirent qu’on déverrouillait les portes. Elles recoiffèrent leurs béguins.
Blanche alla se placer dans l’ébrasement de l’étroite fenêtre ; Marguerite
s’assit sur un escabeau, seul siège dont elle disposât. Le capitaine de
forteresse entra.

— Je viens, Madame, ainsi que
vous m’en avez prié, dit-il.

Marguerite prit son temps, le
regarda de la tête aux pieds, et dit :

— Messire Bersumée, savez-vous
qui, désormais, vous gardez ?

Bersumée détourna les yeux comme
s’il cherchait un objet autour de lui.

— Je le sais, Madame, je le
sais, répondit-il, et ne cesse d’y penser, depuis ce matin que le chevaucheur
qui allait vers Criquebœuf et Rouen m’a fait éveiller.

— Voilà sept mois que je suis
recluse ici ; je n’ai point de linge, point de meubles, point de
draps ; je mange la même bouillie que vos archers, et je n’ai qu’une heure
de feu par jour.

— J’ai obéi aux ordres de
messire de Nogaret, Madame, répondit Bersumée.

— Guillaume de Nogaret est
mort.

— Il m’avait envoyé les instructions
du roi.

— Le roi Philippe est mort.

Devinant où Marguerite voulait en
venir, Bersumée répliqua :

— Mais Monseigneur de Marigny
est toujours vivant, Madame, qui commande la justice et les prisons comme il
commande toutes choses au royaume, et de qui je dépends pour tout.

— Le chevaucheur de ce matin ne
vous a donc point porté de nouveaux ordres ?

— Aucun, Madame.

— Vous n’allez point tarder à
en recevoir.

— Je les attends, Madame.

Robert Bersumée paraissait plus âgé
que ses trente-cinq ans. Il offrait cette mine soucieuse, bougonne, que
prennent volontiers les soldats de carrière et qui, à force d’être affectée,
leur devient naturelle. Pour le service ordinaire dans la forteresse, il
portait un bonnet de peau de loup et une vieille cotte de mailles un peu lâche,
noircie par la graisse, et qui blousait autour du ceinturon. Ses sourcils se
rejoignaient au-dessus du nez.

Marguerite, au début de sa
captivité, s’était presque sans détours offerte à lui, dans l’espoir de s’en
faire un allié. Il avait esquivé devant chaque avance, moins par vertu que par
prudence. Mais il conservait rancune à Marguerite pour le mauvais rôle qu’elle
lui avait fait tenir. Aujourd’hui, il se demandait si cette sage conduite lui
vaudrait personnellement faveur ou représailles.

— Cela ne m’a point été
plaisir, Madame, reprit-il, que d’avoir à infliger tels traitements à des
femmes… et de si haut rang que vous l’êtes.

— Je l’imagine, messire, je
l’imagine, répondit Marguerite, car on sent en vous le chevalier, et les choses
qu’on vous a commandées ont dû fort vous répugner.

Le capitaine de forteresse sortait
du commun peuple ; aussi n’entendit-il pas sans quelque plaisir ce mot de
chevalier.

— Seulement, messire,
poursuivit la prisonnière, je suis lasse de mâcher du bois pour me garder les
dents blanches et de m’oindre les mains du lard de ma soupe pour que ma peau
n’éclate pas de froid.

— Je comprends, Madame, je
comprends.

— Je vous saurais gré de me
faire désormais tenir à l’abri du gel, de la vermine et de la faim.

Bersumée baissa la tête.

— Je n’ai point d’ordres,
Madame.

— Je ne suis ici que par la
haine que me vouait le roi Philippe, et son trépas va tout changer, reprit
Marguerite avec une belle assurance. Allez-vous attendre qu’on vous commande de
m’ouvrir les portes pour témoigner quelque égard à la reine de France ? Ne
croyez-vous pas que ce serait agir assez sottement contre votre fortune ?

Les militaires sont souvent de
naturel indécis, ce qui les prédispose à l’obéissance et leur fait perdre
beaucoup de batailles. Bersumée, s’il avait pour ses subordonnés l’injure
prompte et le poing leste, ne possédait pas de grandes dispositions à
l’initiative devant les situations imprévues.

Entre le ressentiment d’une femme
qui, selon ce qu’elle affirmait, serait toute-puissante demain, et la colère de
Monseigneur de Marigny qui était tout-puissant aujourd’hui, quel risque
devait-il choisir ?

— Je voudrais aussi que Madame
Blanche et moi, dit Marguerite, puissions sortir une heure ou deux de cette
enceinte, sous votre conduite si vous le croyez bon, et voir autre chose que
les créneaux de ces murs et les piques de vos archers.

C’était aller trop vite, et trop
loin. Bersumée éventa la ruse. Ses prisonnières cherchaient à communiquer avec
l’extérieur, et peut-être même à lui filer entre les doigts. Donc, elles
n’étaient pas tellement assurées de leur retour en cour.

— Puisque vous êtes reine,
Madame, vous comprendrez que je sois fidèle au service du royaume, dit-il, et
que je ne puisse enfreindre les règlements qui m’ont été donnés.

Il sortit là-dessus, pour éviter
d’avoir à discuter davantage.

— C’est un chien, s’écria
Marguerite lorsqu’il eut disparu, un chien de garde qui n’est bon qu’à aboyer
et à mordre.

Elle avait fait une fausse manœuvre
et rageait en parcourant la chambre ronde.

Bersumée, de son côté, n’était guère
plus satisfait. « Il faut s’attendre à tout, quand on est le geôlier d’une
reine », se disait-il. Or s’attendre à tout, pour un soldat de métier,
c’est d’abord s’attendre à une inspection.

 

II
MONSEIGNEUR ROBERT D’ARTOIS

La neige fondante s’égouttait des
toits. Partout on balayait, partout on fourbissait. Le logis de garde
retentissait de grandes claques d’eau jetée par seaux sur le dallage. On
graissait les chaînes du pont-levis. On sortait les fourneaux à faire bouillir
la poix, comme si la citadelle allait être attaquée sur l’heure. Depuis Richard
Cœur de Lion, Château-Gaillard n’avait pas connu pareil branle-bas.

Redoutant une visite impromptue, le
capitaine Bersumée avait décidé de mettre sa garnison sur pied de parade. Les
poings aux hanches et le gueuloir ouvert, il parcourait le casernement,
s’emportait devant les épluchures qui souillaient les cuisines, montrait d’un
menton furieux les toiles d’araignées qui pendaient des poutres, se faisait
présenter les équipements. Tel archer avait perdu son carquois. Où était-il, ce
carquois ? Et ces cottes de mailles rouillées aux emmanchures ?
Allez, qu’on prenne du sable à pleines mains, et qu’on frotte, et que cela
brille !

BOOK: La Reine étranglée
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