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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Essai, #critique littéraire

Lovecraft, contre le monde, contre la vie (6 page)

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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Dans l’univers lovecraftien, il faut réserver une place spéciale aux perceptions auditives ; HPL n’appréciait guère la musique, et ses préférences en la matière allaient aux opérettes de Gilbert et Sullivan. Mais il manifeste, dans l’écriture de ses contes, une ouïe dangereusement fine ; quand un personnage, en posant les mains sue la table devant vous, émet un faible bruit de succion, vous savez que vous êtes dans une nouvelle de Lovecraft ; de même quand vous discernez dans son rire une nuance de
caquètement
, ou une bizarre stridulation d’insecte. La précision maniaque avec laquelle HPL organise la
bande-son
de ses nouvelles est certainement pour beaucoup dans la réussite des plus épouvantable d’entre elles. Je ne veux pas uniquement parler de
La Musique d’Erich Zann
, où, exceptionnellement, la musique provoque à elle seule l’épouvante cosmique ; mais de toutes les autres, où, alternant subtilement les perceptions visuelles et auditives, les faisant parfois se rejoindre et, bizarrement, diverger d’un seul coup, il nous amène très sûrement à un état de nerfs pathétique.

Voici, par exemple, une description extraite de Prisonnier des pharaons, nouvelle mineure écrite sur la commande du prestidigitateur Harry Houdini, qui contient cependant certains des plus beaux dérèglements verbaux d’Howard Phillips Lovecraft :

« 
Soudainement, mon attention fut attirée par quelque chose qui avait frappé mon ouïe avant que j’eusse repris vraiment conscience : d’un lieu situé encore plus bas, dans les entrailles de la terre, provenaient certains sons cadencés et précis qui ne ressemblaient à rien de ce que j’avais entendu jusque là. Je sentis intuitivement qu’ils étaient très anciens. Ils étaient produits par un groupe d’instruments que mes connaissances de l’égyptologie me permirent d’identifier : flûte, sambouque, sistre et tympan. Le rythme de cette musique me communiqua un sentiment d’épouvante bien plus puissant que toutes les terreurs du monde, une épouvante bizarrement détachée de ma personne et ressemblant à une espèce de pitié pour notre planète qui renferme dans ses profondeurs tant d’horreurs.

Les sons augmentèrent de volume et je les sentis s’approcher. Que tous les dieux de l’Univers s’unissent pour m’éviter d’avoir à entendre quelque chose de semblable à nouveau ! Je commençai à percevoir le piétinement morbide et multiplié de créatures en mouvement. Ce qui était horrible c’était que des démarches aussi dissemblables puissent avancer avec un ensemble aussi parfait. Les monstruosités venues du plus profond de la terre devaient s’être entraînées pendant des milliers d’années pour défiler de cette manière. Marchant, boitant, cliquetant, rampant, sautillant, tout se faisait au son horriblement discordant de ces instruments infernaux. C’est alors que je me mis à trembler…»

 

Ce passage n’est pas un paroxysme. A ce stade de la nouvelle, il ne s’est, à proprement parler, rien passé. Elles vont encore s’approcher, ces choses qui cliquètent, rampent et sautillent. Vous allez finalement les
voir
.

Plus tard, certains soirs, à l’heure où tout s’endort, vous aurez tendance à percevoir le « piétinement morbide et multiplié de créatures en mouvement ». Ne vous étonnez pas. Là était le but.

Traceront le schéma d’un délire intégral

 

« 
Des angles intérieurs de la tête partent cinq tubes rougeâtres, terminés par des renflements de même couleur ; ceux-ci, lorsqu’on appuie dessus, s’ouvrent sur des orifices en forme de cloche, munis de saillies blanches semblables à des dents pointues, qui doivent représenter der bouches. Tous ces tubes, cils et pointes de la tête se trouvaient repliés lorsque nous avons découvert les spécimens. Surprenante flexibilité malgré nature très coriace du tissu.

Au bas du torse, contrepartie grossière de la tête et de ses appendices : pseudo-cou bulbeux dépourvu d’ouïes, mais avec dispositif verdâtre à cinq pointes.

Bras musclés et durs, longs de quatre pieds : sept pouces de diamètre à la base, deux pouces à l’extrémité. A chaque extrémité est attachée une membrane angulaire de huit pouces de long et six pieds de large. C’est cette espèce de nageoire qui a laissé des empreintes dans une roche vieille de près de mille millions d’années.

Des angles intérieurs du dispositif verdâtre à cinq pointes émergent des tubes rougeâtres longs de deux pieds, mesurant trois pouces de diamètre à la base et un pouce de diamètre à l’extrémité, terminés par un petit orifice. Toutes ces parties dures comme du cuir mais très flexibles. Les bras munis de nageoires utilisé sans doute pour déplacement sur terre ou dans l’eau. Différents appendices du bas du torse repliés exactement comme ceux de ta tête.
 »

La description des Grands Anciens dans
Les Montagnes hallucinées
, dont ce passage est extrait, est restée classique. S’il y a un ton qu’on ne s’attendait pas à trouver dans le récit fantastique, c’est bien celui du compte rendu de dissection. A part Lautréamont recopiant des pages d’une encyclopédie du comportement animal, on voit mal quel prédécesseur on pourra on pourrait trouver à Lovecraft. Et celui-ci n’avait certainement jamais entendu parler des
Chants de Maldoror
. Il semble bien en être arrivé de lui-même à cette découverte : l’utilisation du vocabulaire scientifique peut constituer un extraordinaire stimulant pour l’imagination poétique. Le contenu à la fois précis, fouillé dans les détails et riche en arrière-plans théoriques qui est celui des encyclopédies peut produire un effet délirant et extatique.

Les Montagnes hallucinées
constitue un des plus beaux exemples de cette précision onirique. Tous les noms de lieux sont cités, les indications topographiques se multiplient ; chaque décor du drame est précisément situé par sa latitude et sa longitude. On pourrait parfaitement suivre les pérégrinations des personnages sur une carte à grande échelle de l’Antarctique.

Les héros de cette longue nouvelle sont une équipe de scientifiques, ce qui permet une intéressante variation des angles : les descriptions de Lake auront trait à la physiologie animale, celles de Peabody à la géologie… HPL se paie même le luxe d’intégrer à son équipe un étudiant féru de littérature fantastique, qui cite régulièrement des passages d’
Arthur Gordon Pym
. Il ne craint plus de se mesurer à Poe. En 1923, il qualifiait encore ses productions d’« horreurs gothiques » et se déclarait fidèle au « style des vieux maîtres, spécialement Edgar Poe ». Mais il n’en est plus là. En introduisant de force dans le récit fantastique le vocabulaire et les concepts des secteurs de la connaissance humaine qui lui apparaissaient  les plus étrangers, il vient de faire éclater son cadre. Et ses premières publications en France se feront, à tout hasard, dans une collection de science-fiction. Manière de le déclarer inclassable.

Le vocabulaire clinique de la physiologie animale et celui, plus mystérieux, de la paléontologie (les strates pseudoarchéennes du Comanchien supérieur…) ne sont pas les seuls que Lovecraft annexera à son univers. Il prendra vite conscience de l’intérêt de la terminologie linguistique. « L’individu, au faciès basané, aux traits vaguement reptiliens, s’exprimait par de chuintantes élisions et de rapides sons de consonnes rappelant obscurément certains dialectes proto-akkadiens. » L’archéologie et le folklore font également, et dès le départ, partie du projet. « Il faut réviser toutes nos connaissances, Wilmarth ! Ces fresques sont antérieures de sept mille ans aux plus anciennes nécropoles sumériennes ! » Et HPL ne rate jamais son effet lorsqu’il glisse dans le récit une allusion « certaines coutumes rituelles particulièrement répugnantes des indigènes de la Caroline du Nord ». Mais, ce qui est plus étonnant, il ne se contentera pas des sciences humaines ; il s’attaquera également aux sciences « dures » ; les plus théoriques, les plus éloignées a priori de l’univers littéraire.

Le Cauchemar d’Innsmouth
, probablement la nouvelle la plus effrayante de Lovecraft, repose entièrement sur l’idée d’une dégénérescence génétique « hideuse et presque innommable ». Affectant d’abord la texture de la peau et le mode de prononciation des voyelles, elle se fait ensuite sentir sur la forme générale du corps, l’anatomie des systèmes respiratoire et circulatoire… Le goût du détail et le sens de la progression dramatique rendent la lecture réellement éprouvante. On notera que la génétique est ici utilisée non seulement pour le pouvoir évocateur de ses termes, mais aussi comme armature théorique du récit.

Au stade suivant, HPL plongera sans hésiter dans les ressources alors inexploitées des mathématiques et des sciences physiques. Il est le premier à avoir pressenti le pouvoir poétique de la topologie ; à avoir frémi aux travaux de Gödel sur la non-complétude des systèmes logiques formels. D’étranges constructions axiomatiques, aux implications vaguement repoussantes, étaient sans doute nécessaires pour permettre le surgissement des ténébreuses entités autour desquelles s’articule le cycle de Ctulhu.

« 
Un homme aux yeux d’Oriental a déclaré que le temps et l’espace étaient relatifs
. » Cette bizarre synthèse des travaux d’Einstein, extraite d’
Hypnos
(1922), n’est qu’un timide préambule au déchaînement théorique et conceptuel qui trouvera son apogée dix ans plus tard dans
La Maison de la sorcière
, où l’on essaiera d’expliquer les circonstances abjectes ayant permis à une vieille femme du XVII
e
siècle d’« acquérir des connaissances mathématiques transcendant les travaux de Planck, Heisenberg, Einstein et de Sitter ». Les angles de sa demeure, où habite le malheureux Walter Gilman, manifestent des particularités déroutantes qui ne peuvent s’expliquer que dans le cadre d’une géométrie non euclidienne. Possédé par la fièvre de la connaissance, Gilman négligera toutes les matières qui lui sont enseignées à l’université, hormis les mathématiques, où il en viendra à manifester un génie pour résoudre les équations riemanniennes qui stupéfiera le professeur Upham. Celui-ci « 
apprécie surtout sa démonstration des rapports étroits entre les mathématiques transcendantales et certaines sciences magiques d’une antiquité à peine concevable témoignant d’une connaissance du cosmos bien supérieure à la nôtre
 ». Lovecraft annexe au passage les équations de la mécanique quantique (à peine découverte au moment où il écrit), qu’il qualifie aussitôt d’« impies et paradoxales », et Walter Gilman mourra le cœur dévoré par un rat, dont il est nettement suggéré qu’il provient de régions du cosmos « entièrement étrangères à notre continuum espace-temps ».

Dans ses dernières nouvelles, Lovecraft utilise ainsi les moyens multiformes de la description d’un savoir total. Un mémoire obscur sur certains rites de la fécondation chez une tribu tibétaine dégénérée, les particularités algébriques déroutantes des espaces préhilbertiens, l’analyse de la dérive génétique dans une population de lézards semi-amorphes du Chili, les incantations obscènes d’un ouvrage de démonologie compilé par un moine franciscain à demi-fou, le comportement imprévisible d’une population de neutrinos soumis à un champ magnétique d’intensité croissante, les sculptures hideuses et jamais exposées en public d’un décadent anglais… tout peut servir à son évocation d’un univers multidimensionnel où les domaines les plus hétérogènes du savoir convergent et s’entrecroisent pour créer cet état de transe poétique qui accompagne la révélation des vérités interdites.

Les sciences, dans leur effort gigantesque de description
objective
du réel, lui fourniront cet outil de démultiplication visionnaire dont il a besoin. HPL, en effet, vise à une épouvante objective. Une épouvante déliée de toute connotation psychologique ou humaine. Il veut, comme il le dit lui-même, créer une mythologie qui « aurait encore un sens pour les intelligences composées de gaz des nébuleuses spirales ».

De même que Kant veut poser les fondements d’une morale valable « non seulement pour l’homme, mais pour toute créature raisonnable en général », Lovecraft veut créer un fantastique capable de terrifier toute créature douée de raison. Les deux hommes ont d’ailleurs d’autres points en commun ; outre leur maigreur et le goût des sucreries, on peut signaler ce soupçon qui a été formulé à leur égard de n’être
pas totalement humains
. Quoi qu’il en soit, le « solitaire de Königsberg » et le « reclus de Providence » se rejoignent dans leur volonté héroïque et paradoxale de passer
par-dessus
l’humanité.

Qui se perdra dans l’innommable architecture des temps

 

Le style de compte rendu d’observations scientifiques utilisé par HPL dans ses dernières nouvelles répond au principe suivant :
plus les événements et les entités décrites seront monstrueuses et inconcevables, plus la description sera précise et clinique
. Il faut un scalpel pour décortiquer l’innommable. Tout impressionnisme est donc à bannir. Il s’agit de construire une littérature vertigineuse ; et il n’y a pas de vertige sans une certaine
disproportion d’échelle
, sans une certaine juxtaposition du minutieux et de l’illimité, du ponctuel et de l’infini.

Voilà pourquoi, dans
Les Montagnes hallucinées
, Lovecraft tient absolument à nous communiquer la latitude et la longitude de chaque point du drame. Alors que dans le même temps il met en scène des entités bien au-delà de notre galaxie, parfois même au-delà de notre continuum espace-temps. Il veut ainsi créer une sensation de balancement ; les personnages se déplacent en des points précis, mais ils oscillent au bord d’un gouffre.

Ceci a son exacte contrepartie dans le domaine temporel. Si des entités distantes de plusieurs centaines de millions d’années viennent à se manifester dans notre histoire humaine, il importe de dater précisément les moments de cette manifestation. Ce sont autant de points de rupture. Pour permettre l’irruption de l’indicible.

Le narrateur de
Dans l’abîme du temps
est un professeur d’économie politique descendant de vieilles familles « extrêmement saines » du Massachussets. Pondéré, équilibré, rien ne le prédispose à cette transformation qui s’abat sur lui le jeudi 14 mai 1908. Au lever, il est victime de migraines, mais, cependant, se rend normalement à ses cours. Puis survient l’événement.

BOOK: Lovecraft, contre le monde, contre la vie
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